« Un pas de plus, et j’aurais accepté la fiction qui consiste à prétendre
qu’on séduit, quand on sait qu’on s’impose. Mais l’écoeurement, ou la
sottise peut-être, risquent de commencer là. On finirait par préférer
aux stratagèmes éventés de la séduction les vérités toutes simples de
la débauche, si là aussi ne régnait le mensonge. En principe, je suis
prêt à admettre que la prostitution soit un art comme le massage ou la
coiffure, mais j’ai déjà peine à me plaire chez les barbiers et les
masseurs. Rien de plus grossier que nos complices. Le coup d’oeil
oblique du patron de taverne qui me réserve le meilleur vin, et par
conséquent en prive quelqu’un d’autre, suffisait déjà, aux jours de ma
jeunesse, à me dégoûter des amusements de Rome. Il me déplaît
qu’une créature croie pouvoir escompter mon désir, le prévoir,
mécaniquement s’adapter à ce qu’elle suppose mon choix. Ce reflet
imbécile et déformé de moi-même que m’offre à ces moments une
cervelle humaine me ferait préférer les tristes effets de l’ascétisme. Si
la légende n’exagère rien des outrances de Néron, des recherches
savantes de Tibère, il a fallu à ces grands consommateurs de délice
des sens bien inertes pour se mettre en frais d’un appareil si
compliqué, et un singulier dédain des hommes pour souffrir ainsi qu’on
se moquât ou qu’on profitât d’eux. Et cependant, si j’ai à peu près
renoncé à ces formes par trop machinales du plaisir, ou ne m’y suis
pas enfoncé trop avant, je le dois plutôt à ma chance qu’à une vertu
incapable de résister à rien. J’y pourrais retomber en vieillissant,
comme dans n’importe quelle espèce de confusion ou de fatigue. La
maladie et la mort relativement prochaine me sauveront de la
répétition monotone des mêmes gestes, pareille à l’ânonnement d’une
leçon trop sue par coeur. De tous les bonheurs qui lentement
m’abandonnent, le sommeil est l’un des plus précieux, des plus
communs aussi. Un homme qui dort peu et mal, appuyé sur de
nombreux coussins, médite tout à loisir sur cette particulière volupté.
J’accorde que le sommeil le plus parfait reste presque nécessairement
une annexe de l’amour : repos réfléchi, reflété dans deux corps. Mais
ce qui m’intéresse ici, c’est le mystère spécifique du sommeil goûté
pour lui-même, l’inévitable plongée hasardée chaque soir par l’homme
nu, seul, et désarmé, dans un océan où tout change, les couleurs, les
densités, le rythme même du souffle, et où nous rencontrons les
morts. Ce qui nous rassure du sommeil, c’est qu’on en sort, et qu’on
en sort inchangé, puisqu’une interdiction bizarre nous empêche de
rapporter avec nous l’exact résidu de nos songes. Ce qui nous rassure
aussi, c’est qu’il guérit de la fatigue, mais il nous en guérit,
temporairement, par le plus radical des procédés, en s’arrangeant
pour que nous ne soyons plus. Là, comme ailleurs, le plaisir et l’art
consistent à s’abandonner consciemment à cette bienheureuse
inconscience, à accepter d’être subtilement plus faible, plus lourd, plus
léger, et plus confus que soi. Je reviendrai plus tard sur le peuple
étonnant des songes. Je préfère parler de certaines expériences de
sommeil pur, de pur réveil, qui confinent à la mort et à la résurrection.
Je tâche de ressaisir la précise sensation de tels sommeils foudroyants
de l’adolescence, où l’on s’endormait sur ses livres, tout habillé,
transporté d’un seul coup hors de la mathématique et du droit à
l’intérieur d’un sommeil solide et plein, si rempli d’énergie inemployée
qu’on y goûtait, pour ainsi dire, le pur sens de l’être à travers les
paupières fermées. J’évoque les brusques sommeils sur la terre nue,
dans la forêt, après de fatigantes journées de chasse ; l’aboi des
chiens m’éveillait, ou leurs pattes dressées sur ma poitrine. Si totale
était l’éclipse, que j’aurais pu chaque fois me retrouver autre, et je
m’étonnais, ou parfois m’attristais, du strict agencement qui me
ramenait de si loin dans cet étroit canton d’humanité qu’est moimême.
Qu’étaient ces particularités auxquelles nous tenons le plus,
puisqu’elles comptaient si peu pour le libre dormeur, et que, pour une
seconde, avant de rentrer à regret dans la peau d’Hadrien, je
parvenais à savourer à peu près consciemment cet homme vide, cette
existence sans passé ? D’autre part, la maladie, l’âge, ont aussi leurs
prodiges, et reçoivent du sommeil d’autres formes de bénédiction. Il y
a environ un an, après une journée singulièrement accablante, à
Rome, j’ai connu un de ces répits où l’épuisement des forces opérait
les mêmes miracles, ou plutôt d’autres miracles, que les réserves
inépuisées d’autrefois. »